Le notaire, autorité publique
1. Comment commencer ce rapport de synthèse sans remercier, tout d’abord, l’équipe du Syndicat de m’avoir confié cette tâche, et remercier également tout spécialement le Professeur Yves Gaudemet qui, empêché de participer à ces travaux dont il aurait été naturel qu’il assure la synthèse, a proposé mon nom au président Tournu. A l’issue de ces deux denses journées de travail, je ne regrette évidemment pas d’avoir accepté l’invitation qui m’avait été faite, mais ce que je pressentais quant à la difficulté de l’exercice, devant un sujet aussi vaste, s’est largement confirmé. Je ne pourrai donc naturellement pas rendre compte de la totalité des échanges, et, comme c’est, je crois, un peu la tradition, je m’autoriserai quelques écarts avec les règles de la synthèse, pour vous faire part des remarques ou réflexions que vos travaux m’ont inspiré.
Je commencerai par l’expression qui résume me semble-t-il le mieux l’état d’esprit commun à tous les travaux, et présent aussi dans l’excellent opuscule préparatoire, et dès le titre même de votre Congrès, qui est celle d’inquiétude. Pour le dire plus brutalement, les notaires ont peur. Peur de l’avenir que leur réserve un monde changeant et désormais largement concurrentiel, peur de ne pas être reconnus pour le travail qu’ils réalisent au service de la collectivité, peur face à ce qui ressemble fort à une crise d’identité. Or, ces deux jours l’ont amplement montré, cette perception de citadelle assiégée n’est pas justifiée. Pour le dire dans une formule historique : N’ayez pas peur ! A mon sens, il y a trois raisons au moins de ne pas avoir peur, et de poursuivre la démarche résolument constructive que vous avez voulu adopter.
N’ayez pas peur, parce que le notaire a pour lui le poids de l’histoire, et cette histoire est une histoire de la fonction publique que le notaire assume. Que cette fonction ait évolué, se soit diversifiée, est certain, mais ces évolutions, j’y reviendrai, ne remettent nullement en cause ce qui fait précisément son identité.
N’ayez pas peur, ensuite, parce que les moulins européens contre lesquels vous vous battez (et qui ne sont d’ailleurs pas forcément, ou pas seulement européens) ne sont pas aussi terribles que vous pouvez en avoir l’impression.
N’ayez pas peur, enfin, parce que la société a besoin de vous, et que les évolutions de l’administration et des finances publiques (qui ont, elles, quelques raisons légitimes de crainte) vous ouvrent un avenir qui doit pouvoir se dessiner devant vous.
Ce sont ces trois points que je voudrais évoquer successivement ce soir.
I. Officier public, le notaire est naturellement une « autorité publique ».
L’article 1er de l’ordonnance de 1945, inchangé depuis lors, définit les notaires comme « officiers publics, établis pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité attaché aux actes de l’autorité publique, et pour en assurer la date, en conserver le dépôt, en délivrer des grosses et expéditions ». Officiers publics, ils le sont aux côtés des huissiers et des greffiers. Cette qualification fait suite à celle, plus traditionnelle, de fonctionnaires publics, abandonnée en même temps qu’émergeait le statut de la fonction publique, sans qu’il y ait d’ailleurs eu de nécessité à cet égard, puisque la notion de fonctionnaire public n’a jamais été synonyme de celle d’agent public titulaire.
Or les fonctions notariales ont fait l’objet, aux débuts de notre modernité juridique, de débats quant à leur articulation aux fonctions publiques, liées à ceux qui se nouaient sur la définition des droits civiques. La doctrine constitutionnelle et administrative française a en effet débattu, pendant tout le XIXe siècle, de la définition des droits civiques et des droits politiques. Et l’une des discussions portait alors sur la liste des droits susceptibles d’être qualifiés de « civiques », catégorie intermédiaire entre les droits politiques et les droits civils. Parmi les droits civiques, la doctrine qualifiait en effet couramment les activités se rattachant à l’exercice de la tutelle, et ceux participant à la rédaction des actes authentiques. Ces droits étaient considérés comme tels parce que réservés aux citoyens français, et surtout parce que la privation des droits civiques entraînait l’incapacité de les exercer. S’agissant des actes authentiques, le débat ne portait pas sur leur rédaction, mais sur la qualité de témoin instrumentaire. La loi du 25 ventôse an XI relative au notariat disposait en effet, dans son article 9, que « les actes seront reçus par deux notaires ou par un notaire assisté de deux témoins, citoyens français, sachant signer, et domiciliés dans l’arrondissement communal où l’acte sera passé ». Dans ce texte, rédigé sous l’empire de la Constitution de l’an VIII, le terme de citoyen est employé à dessein, en opposition à la qualité exigée pour les témoins testamentaires, qui est celle de Français. La possibilité d’être témoin instrumentaire des actes notariés est donc, à l’époque, considérée comme une composante du statut de citoyen.
Cette affirmation, a priori un peu étrange, signifie que les fonctions de témoin instrumentaire associent ceux qui les exercent à la fonction publique exercée par le notaire, qui est elle-même une fonction de souveraineté. Dans une étude consacrée aux droits politiques, Firmin Laferrière expliquait ainsi que « Le notaire est un fonctionnaire public nommé par le chef de l’État pour conférer aux actes l’authenticité et l’exécution parée. La formule exécutoire des actes porte en tête : République française ; au nom du Peuple français, et à la fin de l’acte : La République mande et ordonne… C’est donc au nom de la société que le notaire exerce son ministère et un pouvoir public ; les témoins instrumentaires qui l’assistent et qui concourent par leur présence à la foi de la signature, à l’authenticité du contrat, à sa force exécutoire, sont des auxiliaires du notaire et participent ainsi à l’exercice d’un pouvoir public : le droit qu’ils exercent est donc évidemment aujourd’hui un droit politique » . Un des premiers commentateurs du Code civil, Toullier, estime quant à lui que si la fonction de témoin instrumentaire est réservée aux citoyens, c’est parce que « toutes les fonctions qui ont du rapport avec l’exercice de la puissance publique sont des droits politiques qui ne peuvent appartenir qu’aux citoyens » .
La fonction publique du notaire est donc si importante qu’elle attrait dans la sphère publique, et plus encore dans la sphère des droits politiques, la simple qualité de témoin instrumentaire. Maurice Hauriou poursuivra d’ailleurs le raisonnement, en considérant que les avocats sont assimilables aux témoins instrumentaires, parce qu’ils sont collaborateurs de la puissance publique judiciaire, au même titre que les témoins notariés sont collaborateurs de la puissance publique notariale, soulignant ainsi une différence essentielle entre les notaires, assimilés à la puissance publique, voire à la fonction judiciaire, et les avocats, qui n’en sont que les collaborateurs.
Comment, de cette affirmation sans ambiguïté du caractère intrinsèquement public de l’activité notariale, en est-on arrivé aujourd’hui à douter de la qualification du notaire comme autorité publique ?
La première raison tient sans doute à l’atténuation, dans l’image que les notaires ont d’eux-mêmes, de la perception de leur identité et de leur histoire. Il serait, à cet égard, très utile que la formation des futurs notaires, sans doute dès l’université, puisse insister, comme le souhaite le premier vœu du Congrès, sur l’articulation existant entre profession notariale et droit public. Un tel enseignement est aujourd’hui pratiquement absent des masters de droit notarial : on y trouve naturellement tous les enseignements techniques qui vont faire le quotidien du métier de notaire, et qui seront prolongés en DSN, mais nulle part de module consacré au statut du notaire, ou à son histoire, à l’exception, peut-être, de certains éléments des quelques heures du module consacré à la déontologie notariale. L’identité du notaire, qui est celle d’un fonctionnaire public, d’une autorité publique, n’est ainsi transmise en quelque sorte qu’accidentellement dans sa formation. S’il est bien sûr important que les connaissances techniques, y compris relatives au droit public, soient aussi enseignées, peut-être au titre de la formation continue (domanialité publique, droit des collectivités, finances publiques, et, plus encore, droits européens), cet enseignement des racines publicistes de la fonction notariale devrait certainement (re)trouver sa place dès la formation initiale.
Mais la raison principale de cette difficulté que le notaire a d’être reconnu, y compris par lui-même, comme autorité publique tient à l’indétermination de cette notion : « l’autorité publique » n’est pas une notion juridique univoque – et n’est peut-être simplement pas une notion juridique. A la qualité initiale de fonctionnaire public a succédé celle d’officier public, ce qui, par soi-même, était parfaitement neutre. Mais la banalisation des fonctions notariales dans les professions réglementées, et l’insertion de leur activité, du moins quant à leurs tarifs, au sein du Code de commerce, a inévitablement entraîné une atténuation de cette qualité de fonctionnaire public : concurrence et qualité d’officier public ne font a priori pas bon ménage. Pourtant, les deux notions ne sont pas forcément incompatibles, et ce depuis bientôt un siècle. Mais si être soumis au droit de la concurrence n’est pas incompatible avec la qualité de fonctionnaire public, les notaires se sont mis à douter, ou plutôt à redouter que l’insertion d’une part de leur activité dans le code de commerce se traduise par une disparition de leur « fonction publique ». C’est ainsi qu’est apparu l’intérêt des notaires pour la notion d’autorité publique, qui n’est pourtant pas une notion du droit public français. Celui-ci connaît en effet des pouvoirs publics constitutionnels, ou des autorités publiques indépendantes, catégories auxquelles les notaires peuvent difficilement être rattachés. Mais c’est auprès du droit pénal (art. 433-5 C. pén.) que l’on trouve les deux notions qui concernent directement l’activité publique, en raison de l’incrimination des outrages visant deux catégories proches, mais distinctes : les personnes dépositaires de l’autorité publique, et celles chargées d’une mission de service public , la distinction tenant à l’association des premières aux missions relevant de la souveraineté de l’Etat.
Ainsi, pas plus que n’importe quelle personne privée ou publique, en dehors des pouvoirs publics constitutionnels, le notaire n’est, en droit interne, autorité publique : celle-ci n’est pas une catégorie juridique ou un label attribué à une personne ou une institution, mais une fonction, ou une activité. En droit interne, l’autorité publique, c’est, pour le dire en des termes plus classiques, la puissance publique, c’est-à-dire la souveraineté dans ses manifestations les plus diverses. Et dans ce cadre, le notaire participe incontestablement à « l’exercice de l’autorité publique ». C’est ce qu’a jugé très explicitement le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 21 novembre 2014 : les notaires « participent à l’exercice de l’autorité publique et ont ainsi la qualité d’officier public nommé par le garde des sceaux », ce qui ne signifie cependant pas qu’ils occupent des « dignités, places et emplois publics » au sens de l’article 6 de la Déclaration de 1789 – ils ne sont pas fonctionnaires .
Cette participation à l’exercice de l’autorité publique devrait d’ailleurs avoir des conséquences sur l’organisation même des activités notariales, dont il n’est pas certain, au vu des vœux du Congrès relatifs à la participation d’entreprises étrangères à la réalisation matérielle de fonctions notariales, qu’elles soient effectivement appliquées. Le Code monétaire et financier prévoit en effet, en son art. L. 151-3, que « sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie les investissements étrangers dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique », dispositif proche de l’action spécifique qui ne devrait donc permettre de subordonner à un accord ministériel tout investissement étranger dans des entreprises dont l’activité est, quasi exclusivement, tournée vers l’accompagnement des notaires dans l’accomplissement de leurs missions.
II. Le notaire n’a pas à avoir peur du droit européen, mais doit mieux le connaître pour l’affronter
Il y a, à la perte de foi en la puissance publique de la part des notaires, une autre raison, tout à fait évidente : le droit de l’Union européenne, dont les nuages ont couvert presque continument les travaux du Congrès. Il a, en particulier, été fait référence au trop célèbre arrêt Commission c. France du 24 mai 2011, qui constituerait une négation de l’identité du notariat. Le dispositif de l’arrêt indique en effet très clairement que « les activités notariales, telles qu’elles sont définies en l’état actuel de l’ordre juridique français, ne participent pas à l’exercice de l’autorité publique » .
Il s’agit d’autant plus de la négation frontale du droit français que certains des motifs de l’arrêts sont plus explicites encore. Ainsi, explique le juge européen, s’agissant de « la force exécutoire de l’acte authentique, il convient d’indiquer, ainsi que le fait valoir la République française, que celle-ci permet la mise à exécution de l’obligation que cet acte renferme, sans l’intervention préalable du juge. La force exécutoire de l’acte authentique ne traduit cependant pas, dans le chef du notaire, des pouvoirs comportant une participation directe et spécifique à l’exercice de l’autorité publique. En effet, si l’apposition par le notaire de la formule exécutoire sur l’acte authentique confère à ce dernier la force exécutoire, celle-ci repose sur la volonté des parties de passer un acte ou une convention, après vérification de leur conformité avec la loi par le notaire, et de leur conférer ladite force exécutoire » .
Une telle affirmation semble étrange : s’il fallait la prendre littéralement, elle signifierait que les actes administratifs unilatéraux, lorsqu’ils sont formés sur demande de l’administré (une autorisation d’urbanisme par exemple) ne seraient pas des actes d’autorité publique, puisqu’ils émanent alors d’une volonté du pétitionnaire. L’absurdité d’une telle interprétation devrait d’elle-même amener à s’interroger sur la lecture, trop extensive et obscurcie par l’émoi légitime suscité par sa formulation abrupte, dont l’arrêt de la Cour a alors fait l’objet. En effet, la notion d’autorité publique à laquelle se réfère l’arrêt de 2011 n’existe pas plus en droit communautaire qu’en droit interne. Plus exactement, il n’existe pas, en droit de l’Union, une notion de l’autorité publique, mais plusieurs, qui n’ont pas le même périmètre ni les mêmes conséquences. L’arrêt de 2011 se contente ainsi d’affirmer que le notaire n’est pas une autorité publique au sens de l’article 51 TFUE (à l’époque 45 TCE) : par conséquent, la condition de nationalité fixée pour l’exercice de la profession notariale est contraire au droit de l’UE.
Mais il y a d’autres conceptions de l’autorité publique en droit de l’UE, avec lesquelles le notariat peut s’entrechoquer. Ainsi, on saura prochainement si les notaires espagnols, qui sont, eux, restés des fonctionnaires publics, sont considérés comme des « autorités administratives publiques », au sens de la Directive sur le transfert d’entreprise. La Cour est en effet saisie actuellement d’une question préjudicielle relative à l’applicabilité de cette directive aux notaires espagnols, en cas de reprise par un notaire de l’étude de son prédécesseur : s’il s’agit d’une administration, il n’est pas tenu de reprendre le personnel de l’étude, tandis que s’il est considéré comme une entreprise, la directive s’appliquera. Dans ses conclusions prononcées le 25 mai 2023, l’Avocat général Giovanni Pitruzzella estime que « les notaires exerçant en Espagne sont exclus de la notion d’« autorité administrative publique » […], à savoir une autorité exerçant des prérogatives de puissance publique déléguées par l’État dans un cadre purement public et en dehors d’un marché où les services offerts sont en concurrence », et qu’il faut en déduire « qu’ils relèvent de la notion d’entreprises exerçant une activité économique » . Il s’agit donc d’une deuxième définition de l’autorité publique, dont il est probable que les notaires soient à nouveau exclus.
En revanche, les notaires sont considérés comme autorités publiques au sens de la 6e Directive (TVA), ce qui n’a pas empêché que leur activité, concurrentielle mais aussi régalienne, soit, sur la volonté des Etats membres (et à l’initiative de la France) intégralement soumise à TVA, ce qu’on peut d’ailleurs regretter dans son principe. Et ils le sont très certainement aussi au titre de la directive 2003/4 du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement, qui donne cette fois une définition extrêmement large de l’autorité publique.
Il n’est donc pas possible de considérer, a priori et de façon globale, que le droit européen refuserait aux notaires toute qualification d’entité participant à l’exercice de l’autorité publique. Il est dès lors nécessaire, et même indispensable, que la profession notariale s’empare du droit de l’Union, pour en cerner les mécanismes, en particulier ceux qui amènent à la production des règles juridiques européennes.
Il faut, en ce sens, souligner que les positions des acteurs européens, à l’égard de la qualification de l’activité notariale, sont elles-mêmes variables. Dans ses conclusions sur l’affaire Commission c. France (et les 6 autres arrêts rendus le même jour à propos d’autres notariats européens), l’avocat général Cruz Villalón parvenait à la même conclusion que celle retenue in fine par l’arrêt, mais son raisonnement était tout différent. Dans un développement très argumenté, l’ancien président du Tribunal constitutionnel espagnol, et professeur de droit constitutionnel à l’Université de Séville, exposait de façon magistrale ce qui fait le cœur de l’activité notariale : « L’authentification confère un caractère public à des actes de particuliers en ce sens qu’elle leur confère par anticipation une valeur juridique que, en son absence, les particuliers auraient nécessairement dû solliciter auprès d’une (autre) autorité publique en vue de leur mise en œuvre conformément au droit. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une autorité publique qui se déroule sur un terrain plus proche de celui des particuliers, à savoir celui de l’autonomie de la volonté. Sa dimension publique est toutefois incontestable si l’on se réfère à sa capacité à transformer en acte public ce qui est purement privé et à lui conférer de la sorte la force propre à l’autorité publique. Cela n’empêche pas que, eu égard à l’intensité moindre, le cas échéant, de son lien avec l’exercice de l’autorité publique prise dans un sens plus strict (par référence aux attributions régaliennes), l’activité notariale puisse être soumise, aux fins de son exercice, à des conditions moins strictes que celles valant à l’égard des autorités plus impliquées dans l’expression de la souveraineté. En conséquence, et dans la mesure où l’authentification répond à cette fonction, nous considérons qu’il s’agit d’une activité qui participe directement et spécifiquement à l’exercice de l’autorité publique en conférant une qualification propre à des actes, à des dispositions et à des initiatives qui, sinon, n’auraient pas d’autre valeur juridique que celle attachée à l’expression d’une volonté d’ordre privé. […] Dès lors que l’authentification constitue l’élément central, non détachable, de la fonction notariale […], il convient d’affirmer que la profession de notaire, d’une manière générale et comprise dans son ensemble, participe directement et spécifiquement à l’exercice de l’autorité publique » . Si le raisonnement n’a pas été alors suivi par la Cour, en raison, il faut le répéter, des spécificités de la notion d’autorité publique au sens de l’art. 51 TFUE, il montre qu’il est possible, même dans la logique propre du droit de l’Union, de défendre le lien intrinsèque unissant l’activité notariale à la réalisation de missions d’autorité publique.
III. La diversification de l’activité notariale doit pouvoir renforcer sa participation à l’exercice de l’autorité publique
En réponse à la contestation de la nature publique de leur activité, les travaux du Congrès ont eu à cœur d’assurer la promotion et le développement, par les notaires, d’activités visant à renforcer leur participation à l’exercice de l’autorité publique. Solliciter une reconnaissance législative de la qualité d’autorité publique étant illusoire, il s’agit ainsi de renforcer, de fait, cette qualité par le développement d’activités relevant du service public, ou par l’approfondissement des missions « d’autorité » qui sont d’ores et déjà confiées au notariat.
Cette démarche d’auto-affirmation n’est pas nouvelle pour le Notariat : si les textes législatifs et réglementaires sont muets quant au contenu de « l’office public » du notaire, c’est le Règlement national, adopté par le Conseil supérieur (et certes approuvé par arrêté ministériel) qui précise, après avoir énuméré les différentes caractéristiques de l’authenticité, complétées par une mention plus générale visant la moralité et la sécurité de la vie contractuelle, que le notaire « assume ce service public dans le cadre d’une activité libérale ». C’est donc la profession qui a défini elle-même son activité comme service public, en précisant les conditions de sa réalisation, le tout se voyant conférer force obligatoire par l’approbation donnée par l’arrêté ministériel. S’il s’agit sans doute d’une démarche nécessaire, ce volontarisme peut toutefois, comme ici, montrer ses limites, puisqu’un tel usage de la notion de service public est assez éloignée des principes relatifs à son organisation. Même si le droit du service public a connu nombre d’évolutions, le principe demeure selon lequel ne peut être érigé en service public qu’une activité dont la personne publique identifie le caractère d’intérêt général et décide d’en confier mission à une personne, publique ou privée, ce que renforce d’ailleurs sur ce point le droit européen. La qualification, par la profession elle-même, de l’activité notariale comme service public ne peut donc, à elle seule, emporter de conséquence juridique, et ne peut dès lors être considérée comme suffisante pour préserver son statut de participant à l’exercice de l’autorité publique.
C’est qu’en effet il faudrait, pour ce faire, préciser exactement les différents cadres dans lesquels les notaires interviennent. Or ces cadres, qu’on le veuille ou non, sont désormais rattachés, au moins pour partie, au Code de commerce. Et s’ils le sont, c’est sans doute pour une par la conséquence des réformes portées par un ministre de l’économie et des finances, actuel président de la République, à la suite d’un rapport rendu par un avocat d’affaires, mais aussi parce que cette évolution traduit celle des notions auxquelles vous vous rattachez. Lorsque l’on parle, par exemple, de coût pertinent, on se réfère naturellement au droit de la concurrence, mais ces notions ne sont pas du tout incompatibles avec « le service public », pour reprendre un terme générique. Je ne vais évidemment pas, à cette heure avancée, entrer dans une démonstration de droit public de la régulation, et je vais donc très abruptement à la conclusion à laquelle devrait mener mon raisonnement, en m’appuyant à nouveau sur les conclusions de l’avocat général Cruz Villalón, qui identifiait « l’existence d’un statut des notaires spécifique et hybride, à mi-chemin entre celui de la fonction publique et celui des professions libérales, qui génère des droits et des obligations faisant du notariat un office exerçant une activité économique sui generis ».
Ce dernier point est tout à fait crucial : les notaires exercent bien, dans l’ensemble de leurs missions, une activité économique, au sens européen du terme (qui s’impose au droit interne). Mais cette qualification d’ensemble n’empêche pas qu’ils exercent certaines activités relevant du service public. Dans le cadre général de cette activité économique, les notaires se sont vu confier des missions de service d’intérêt général, et peuvent se voir assujettis, dans ce cadre ou au-delà, à des obligations de service public. Les règles, européennes, qui s’appliquent à ces différents types d’activités – activité économique classique, activité de service d’intérêt général, économique ou non, obligations de service public – doivent donc être appliquées par les notaires, en respectant toujours les principes qui gouvernent ces différentes règles, c’est-à-dire les principes du droit de la concurrence.
Les notaires ne sont évidemment pas la première profession « de service public » concernée par cette « transition », mais ils doivent l’accompagner, et ils n’y sont pas forcément préparés, parce qu’ils ont du mal à se considérer pour ce qu’ils sont pourtant, à savoir une forme particulière de service public en réseau, spécifique bien sûr, mais pas fondamentalement différente de ce que fut France Télécom, la SNCF ou les services funéraires, pour prendre des exemples très différents.
Comme La Poste à une époque encore récente, les notaires se voient imposer des obligations de service public, et, même si on a pu ici ou là évoquer certains contournements, les acceptent – l’authenticité, et son corollaire, l’obligation d’instrumenter, sur l’ensemble du territoire, à un coût raisonnable pour tous : ce qui ressemble de très près au service universel en droit européen. Cette obligation a deux contreparties, qui sont destinées à assurer à la fois la réalisation du service et son fonctionnement économiquement viable : le monopole, et le tarif. Mais ce sont là deux formes, parmi d’autres, du financement du service, dont, sans trop entrer dans les détails, les zones d’exercice ne se recouvrent qu’imparfaitement. Quand la distribution des colis a été ouverte à la concurrence, La Poste a bénéficié d’un « service réservé », consistant à lui réserver une part du service concurrentiel qu’étaient les colis, pour financer la distribution universelle du courrier. Autrement dit, tarif et monopole ne sont pas obligatoirement correspondants, ce qui ouvre potentiellement quelques perspectives d’ajustement au notariat. Mais il y a un principe sur lequel les autorités concurrentielles, nationales et européennes, sont intraitables : c’est le principe, absolu, d’interdiction des subventions croisées : il ne faut pas, de façon très rigoureuse, que les moyens dont dispose un gestionnaire d’activité économique, au titre de l’activité relative à l’obligation de service public, que ce soit par le monopole ou par le tarif (ou les deux), puissent servir à financer l’activité concurrentielle – il y aurait alors abus de position dominante, et abus automatique si cette situation était due à l’intervention de l’autorité réglementaire.
C’est à l’aune de ces principes qu’il faut évoquer les vœux qui ont été formulés, et, plus largement, le développement des activités des notaires. La profession a été incitée, on l’a évoqué à de nombreuses reprises pendant ces deux jours à développer des activités concurrentielles, notamment immobilières, secteur qui est lui-même très concurrentiel, comme vient de le rappeler l’avis de l’ADLC du 7 juin. Ce processus est un grand classique des opérateurs de service public, il est sans doute nécessaire à leur survie, ou au moins, pour reprendre les termes classiques de la jurisprudence, à la « valorisation de leur compétence ». Mais il est également porteur de risque, au regard des subventions croisées évoquées précédemment. On a eu une illustration assez typique, me semble-t-il, de cette zone de flou lors de la discussion du vœu relatif au tarif des promesses de vente, et son articulation avec le tarif des actes de vente notariés : si l’authenticité est l’essence même du « service public » notarial, son extension volontaire me semble à manier avec une certaine précaution, pour éviter précisément qu’on vous reproche d’utiliser les moyens du service public pour capter une clientèle concurrentielle.
On en a également eu une excellente illustration, toute cette matinée, à propos du service public de la publicité foncière – je ne reviens pas, à cet égard, sur le cadre conceptuel et pratique du déploiement, tout à fait séduisant, de ce service public par la profession, à condition d’anticiper ses conséquences concurrentielles, notamment la mise à disposition du service, à un coût abordable pour tous, auprès de vos concurrents.
J’ai commencé mon propos en citant, vous l’aurez reconnu, Jean-Paul II. Vous m’autoriserez à finir cette trop longue intervention par un texte un peu plus ancien : « Quel roi, s’il va faire la guerre à un autre roi, ne s’assied d’abord pour délibérer s’il peut, avec dix mille hommes, faire face à un ennemi qui vient l’attaquer avec vingt mille. S’il ne le peut, tandis que celui-ci est encore loin, il lui envoie une ambassade pour négocier la paix » (Luc, 14-31). Il me semble que ce congrès a été ce moment où, assis pendant deux jours, vous avez délibéré pour savoir comment, avec des effectifs restreints, attaquer un ennemi plus nombreux et surtout plus diffus. Vous êtes certes un plus nombreux que les 10 000 de l’Evangile de Luc, mais c’est surtout parce que vous disposez des ressources suffisantes, et en particulier de la ressource la plus précieuse que constitue la défense du service public notarial, que vous pourrez affronter les défis qui se présentent aujourd’hui à une profession qui, même si vous l’oubliez parfois un peu au quotidien, appartient structurellement au monde merveilleux du droit public.